Journal l'Humanité
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Article paru dans l'édition du 19 août 1997.
Tchekhov en liberté
CHAQUE saison théâtrale a sa moisson de Tchekhov, en règle générale le Tchekhov de l’« Oncle Vania », de « la Cerisaie », de « la Mouette » ou des « Trois Soeurs ». Ces pièces sont généralement présentées comme des drames, voire des tragédies de moeurs dépeignant la vie mesquine et les déboires de la bourgeoisie russe du siècle dernier. Dans l’esprit de ses détracteurs comme dans celui de ses admirateurs, Tchekhov apparaît généralement sous les traits d’un auteur sombre, obsédé par l’échec et l’impuissance, grand peintre de la médiocrité et de la faillite.
C’est peut-être pour l’extirper de ce registre, dans lequel il est trop souvent cantonné, que Julien Sbire présente au Théâtre du Tourtour trois comédies en un acte du dramaturge. « La Noce », « le Jubilé » et « les Méfaits du tabac » sont trois instantanés, trois brèves situations qui démontrent un art consommé du trait incisif et percutant, de la caricature et de la dérision. Le parti-pris de la mise en scène est lui aussi délibérément anti-conformiste et contribue à faire de ce « Tchékhov aux Eclats » un petit bonheur.
Dans les loges d’un théâtre encore vide, les figurants d’une pièce de Tchekhov se retrouvent. En attendant les acteurs-titres, chacun s’abandonne à ses humeurs et peu à peu naît la certitude que les comédiens ne viendront pas. Et les acteurs de seconde zone vont s’improviser interprètes d’un Tchekhov méconnu. C’est d’abord « le Jubilé », où se croisent à l’occasion de l’anniversaire d’une banque un dandy de la finance hypocondriaque
(Laurent Kérusoré), un comptable psychopathe (Olivier Balazuc), une rusée pleurnicharde (Stéphanie Hédin), une coquette impénitente (Lyndia Lesauvage) qui transforment la cérémonie en cauchemar. Puis c’est « la Noce », réadaptée pour cinq personnages au lieu de quinze et où une robe sur cintre fait figure de mariée. On s’y rencontre, on s’y dévoile, on s’y taquine, bouscule, insulte jusqu’à la catastrophe finale. Enfin ce sont « les Méfaits du tabac », joué sous la contrainte par un personnage (Bruno Argence) qui, à bout de souffle, se fera aider par un, puis deux, puis trois, puis quatre de ses partenaires.
Trois pièces ficelées en une sur un rythme enlevé. Une improvisation désinvolte qui cache mal un important (et réussi) travail d’écriture et une recherche en profondeur sur les personnages. Les trois oeuvres, naturellement riches des portraits qu’elles proposent ainsi que d’un subtil comique de situation ressortent encore affinées (et comme épurées) de ce traitement finalement très respectueux de l’esprit du maître.
Une performance gorgée de sens que n’aurait certainement pas reniée Tchekhov, lui qui rêvait d’évoquer tout un clair de lune en peignant seulement son reflet sur un tesson de bouteille. Le prisme est réussi, il lui est d’ailleurs dédié.
Un dernier petit détail : au Théâtre du Tourtour, on joue dans la cave... une belle cave voûtée... délicieusement fraîche !
« Tchekhov aux Eclats », Théâtre du Tourtour, 20 rue Quincampoix, métro Châtelet. Jusqu’au 6 septembre. Du mardi au samedi à 19 h 30. Réservation au 01.48.87.82.48. Prix des places : 70 francs à 90 francs.
CECILE BELLEVILLE.